Paysages multiples

Depuis plus de vingt ans, Carole Beugniet expérimente les techniques de l’estampe, qu’elle déploie aussi en installations ou en livres d’artiste et développe aujourd’hui avec l’outil numérique. Son thème de prédilection est le paysage mais aussi son environnement quotidien.
Elle travaille à partir de photographies, de croquis et de notes, sur la base de souvenirs ou de son imagination. Sa pratique trouve son origine dans la technique traditionnelle de la gravure au burin et se révèle avec l’usage d’autres techniques comme le monotype, le dessin ou plus récemment l’estampe numérique. Par l’usage de l’encre, l’artiste fait ainsi émerger des formes, orga- niques ou minérales, à la lisière de l’abstraction. Deux éléments sont centraux dans son œuvre : le trait, qu’elle veut pur et délié, et le vide, qui ne s’oppose pas au plein mais représente plutôt « un souffle qui animerait ces lignes ».
Conjuguant ces deux éléments, elle crée des compositions d’une grande vivacité où sont mis en exergue les rendus et les matières. Elle utilise aussi différents formats de papier, parfois monumentaux, comme pour sa série d’estampes numériques Sols rocheux.
D’autres œuvres sont parfois présentées à plat afin que le spectateur parcoure l’œuvre et observe les détails de façon plus intime, telle une déambulation dans le paysage. Lorsqu’elle travaille avec les nouvelles techno- logies, l’artiste scanne ses monotypes, pour en extraire des lignes et des formes, afin de les archiver. Cet inventaire devient le point de départ de nouveaux projets, elle les compose telles des partitions pour réaliser ses interprétations du paysage. Un autre élément primordial dans sa pratique est le papier, dont elle expérimente plusieurs types. En 2018, les estampes imprimées rangées en piles dans l’atelier ont d’ailleurs donné lieu à une série photographique réalisée en triptyque. L’artiste a photographié en plan serré les faces latérales des piles, dévoilant la fragilité du papier, les différentes matières et l’imperfection des découpes. La superposition de traits colorés évoque des strates géologiques ou des paysages de plaines désertiques. Le paysage ne cesse de l’interroger. Elle explore dans ses recherches récentes autour de la cartographie géographique qui « est un type de représentation à mi-chemin entre abstraction et figuration (…) et est une réalité plus subjective que physique de l’espace ». Elle se les approprie, les détourne, pour proposer une réinterprétation poétique d’un territoire.
Ces dernières recherches l’ont naturellement amenée à penser de nouveaux livres d’artistes, mais pour la première fois avec l’envie d’une cocréation. Cette exposition révélera d’ailleurs les livres réalisés avec la poétesse Blandine Poinsignon.

En regards

Du temps. Temps nécessaire à la rencontre. Au mûrissement.
Temps pour ce qui nous traverse et vient nourrir notre rapport au monde, aux autres, à soi, à la création. L’objectif initial : un livre d’artiste. L’image ne devait pas être une illustration du texte, non plus que le texte un agré- ment de l’image. Un trajet ensemble, donc, avec la liber- té de ne pas savoir dès le départ où nous arriverions ni quand. Carole crée des images, les multiplie, déplace, tourne, assemble et naissent de nouveaux paysages. Comment avec les mots ? Avec les moyens du poème ? - sans que cela tourne au jeu pur - pour trouver ce supplément de sens, de perspective, de grâce ? Je cherche la nudité de la phrase, de la construction, la densité
des mots, l’élan inspiré du haïku qui permet des combinatoires pertinentes, et m’étonne de l’aisance avec laquelle cela se donne. Certainement le fond de toute écriture, mais en acceptant, exceptionnellement, de ne pas fixer de forme finale, d’offrir aux lectrices et lecteurs un matériau choisi avec lequel composer leur poème.

Ouvrir les possibles de l’image et du texte comme un tout qui se dévoile progressivement. Un paysage que le regard ne peut englober en une fois mais doit parcourir en glissant, se heurtant, s’arrêtant, allant à un autre détail. Et à chaque plongée, tout change, car l’œil ne peut reprendre sa lecture - de l’image, du texte - qu’à un nouvel endroit.
Carole pense ses images comme minérales ; j’y vois aussi quelque chose de végétal, d’anatomique, de cosmique ; j’y vois parfois même des visages. Dans la richesse de ces perceptions et de l’échange, nous creusons ensemble notre recherche. Une mise en mouvement. Ce que nous aimerions que perçoivent et vivent celles et ceux qui regarderont, qui liront. Un déplacement de soi.
Plier, déplier, pour composer, recomposer des paysages dans lesquels autant de chemins seront à inventer. Carole tisse de nouvelles trames où mes mots épousent ses encres, deviennent ponctuations, lignes, formes. Images dans l’image. Joie d’expérimenter, d’aller ensemble : les tentatives, les propositions se multiplient. Jusqu’au moment où images et mots, dans leur enroulement-déroulement, s’entrelacent avec évidence. Une surface dont la linéarité n’est qu’apparente.
Il y a un paysage d’encre que je contemple longtemps dans mon bureau - écho de la grande impression qu’avait produit sur moi, au musée, un exemplaire de La Prose du transsibérien de Blaise Cendrars illustré par Sonia Delaunay. Il fallait aller plus loin et tirer le fil, explorer avec mes mots ce que Carole travaille avec minutie dans les détails de ses images. Habiter son territoire, ses blancs, la profondeur de ses noirs, m’y glisser pour voir ce que ça creuse en moi. Paysage mouvant intérieur-extérieur.

Il y en a un autre paysage dont Carole a pensé le pliage : irrégulier, élégant. Je tourne les pages, encore et encore, m’habitue à la rythmique des encres, des plis. Mes mots viennent s’y glisser, je m’y reprends à plu- sieurs fois, il faut lâcher-prise et composer, composer et lâcher-prise. Regarder, beaucoup. Entendre ce qui se joue. S’arrêter quand ça tombe juste, sonne juste.
Nous n’en finissons pas de nos allers-retours. Je repars avec un paysage à éprouver, Carole avec des mots auxquels accorder un paysage sur mesure. Elle finira, après impression, par un travail de mise en couleur, tout en légèreté, quelques touches pour éclairer ici et là, traces de la lumière diffractée, quelque part entre noir et blanc.

Carole Beugniet est née en 1973 dans l’Oise, elle vit et travaille à Lille. Elle est diplômée de la DNPA, option art, avec les félicitations du jury, de École des Beaux-arts de Valenciennes (1995) et de la DNSEP, option art, École des Beaux-arts de Valenciennes (1997). Elle est membre de l’association de la Malterie, atelier 19 et professeur d’enseignement artistique au Centre des Arts plastiques et visuels de Lille. Elle a obtenu divers prix et bourses, participé à de nombreuses expositions notamment à Lille, à Amiens, à Villeneuve d’Ascq et à Paris ainsi qu’à de nombreuses Biennales ou Triennales de gravure en France et en Belgique.

Blandine Poinsignon est née en 1986 dans les Hauts de France.
Elle est professeur de Lettres et a publié des poèmes et textes dans différentes revues.