Michaël Kravagna

L’anatomie du tableau
lundi 2 octobre 2023
popularité : 42%

Du samedi 23 septembre au dimanche 22 octobre 2023
Vernissage le vendredi 22 septembre à 18h30
L’artiste sera présent le 8 octobre

Michael Kravagna, sans titre, 2017, huile, tempera et pigments sur toile, 95 x 95 cm

https://www.kravagna.com/

Hâtez-vous lentement et, sans perdre courage
Vingt fois remettez votre ouvrage
Polissez-le et repolissez-le sans cesse
Ajoutez quelques fois et souvent effacez

Nicolas Boileau

Dès le premier coup d’œil, comme un accord plaqué sur le clavier, la « polyphonie » [1] de couleurs des œuvres de Michael Kravagna envahit tout l’espace et résonne au plus profond de l’être. Du rouge au vert, du jaune au violet, de l’oranger au bleu et, en contrepoint, toutes les nuances intermédiaires, y compris le noir et le blanc, les couleurs vibrent, irradiantes ou pénétrantes, et transmuent la matière en lumière.
D’emblée encore, on découvre des tableaux au format quasi unique, le carré, de toutes dimensions, du plus petit, intimiste, au plus grand, grandiose et monumental, autant de fragments d’un tout global.

L’anatomie du tableau [2]

Michael Kravagna , sans titre, 2015, huile, tempera et pigments sur toile, 190 x 220 cm


La matière colorée, dense, charnue, couvre entièrement la toile et semble parcourue de bas en haut d’un réseau de lignes parallèles méthodiquement tracées. Et pourtant, çà et là, les lignes ondulent, hésitent, s’interrompent s’ouvrant sur une béance, abîme obscur ou éclat de lumière. À y regarder de plus près, ces lignes n’en sont pas vraiment, elles ne dessinent rien, ne cernent le contour d’aucune forme, elles ne sont que des rides,des fissures, des sillons, des traces laissées par l’outil du peintre au travail. L’œil les parcourt, cherche à les suivre, balaie inlassablement la surface de la toile, s’accroche, là à une rugosité, là glisse sur une brillance, va et revient encore.
Ces tracés dans l’épaisse surface picturale, tels des sédiments et résidus organiques amoncelés en strates successives, suivent l’horizontale, le lien à la terre, de la structure fondamentale du tableau. Peu à peu, ils dérapent, s’effritent, se déchirent... la matière éclate et laisse entrevoir les fragments dévoilés de nappes souterraines.
Et l’on se prend à y voir les craquelures d’une terre desséchée par le soleil, le rythme des rides laissées par les vagues dans le sable ou celles, frissonnantes, de l’eau agitée par le vent, les ombres profondes dessinées par les crevasses sur un glacier étincelant, celles de bandes de nuages sombres dans un ciel lumineux, les jets légers de brins d’herbe émergeant d’une plaine enneigée,les blessures de l’écorce éclatée d’un vieil arbre…

Qu’on ne s’y trompe ! Michael Kravagna ne peint pas de paysages,même... abstraits ! C’est pourtant le propre de la peinture informelle que de laisser au spectateur la liberté d’y projeter les images de son propre univers quand le geste du peintre esquisse des rêves, des mondes réels ou imaginaires et que la résonance de la couleur lui renvoie en écho le chant de son âme.
Mais là n’est pas l’objectif de la démarche artistique du peintre.Michael Kravagna ne veut rien représenter ni même suggérer, il ne cherche pas non plus à livrer quelques impressions ou émotions personnelles, il aspire seulement à trouver dans l’acte de peindre lui-même le sens véritable de la peinture.

La peinture « mise à nu »
et peindre comme acte vital.

Michael Kravagna, sans titre, 2017, huile, tempera et pigments sur toile, 120 x 120 cm


Le sens de l’œuvre d’art, sa raison d’être et ce qu’elle communique réside dans le processus même de sa genèse et de son accomplissement.
L’artiste prépare ses couleurs lui-même. Il broie les pigments naturels (terres, bois brûlés, laques…) ou chimiques qu’il mixe à l’eau, à l’œuf, à l’huile, à la caséine, à la térébenthine, au bitume ou à l’acrylique. Tous les mélanges et les textures, du glacis léger à la matière épaisse, sont expérimentés, combinés,superposés. Dans la substance soigneusement préparée, l’artiste plonge son pinceau, souvent une large brosse ou une palette, et le travail commence. Chargé de couleur, l’outil attaque la toile, glisse,s’attarde, traverse, part et revient. Le geste lent, régulier et précis, ne souffre d’aucune contrainte, d’aucune soumission ou concession à une quelconque forme. La couleur envahit tout l’espace de la toile, s’y accroche ou s’étale et s’étire en strates horizontales. L’épaisseur de la couche picturale,opaque ou translucide, varie au cours du processus de recouvrement.Les couches s’accumulent et l’on perçoit là où la main se fait légère, parfois la tissure de la toile, parfois le halo lumineux ou la résonance sourde d’une couche antérieure.

Michael Kravagna, sans titre, 2020, huile, tempera et pigments sur toile, 60 x 60 cm


L’œuvre de Michael Kravagna est un travail sur la couleur dans les deux sens du terme, que l’on parle de l’onde de lumière colorée perçue par la vue humaine ou de la matière picturale,substance colorante. Couleur et matière ou matière et couleur,les deux ne font qu’un. La matière est maîtrisée, dominée,domestiquée. Elle ne s’inscrit pourtant dans aucun contour,ne donne forme à aucune image, elle est là, présente dans sa réalité physique, sa substantialité, sa sensualité. Quant à la couleur, sa destinée rejoint celle de la matière par résonance,sa vibration et sa capacité émotionnelle.Le tableau ne raconte pas d’histoire ; il est l’histoire, une histoire picturale, celle de son élaboration dans l’espace et dans le temps. Fruit d’un long et patient travail de la matière picturale amoncelée en couches successives, à chaque fois grattées,raclées, effacées, déconstruites et reconstruites, en un geste cent fois recommencé. Le surplus disparaît, l’essence reste et ressurgit dans les brèches, les craquelures et la transparence des glacis. Le processus d’exécution du tableau est sa fin, autrement dit, la facture et le résultat se confondent, le contenu est le contenant.Mais avant tout, l’œuvre se saisit dans sa globalité, dans l’espace-temps, ici et maintenant. Elle n’a ni commencement ni fin ; les motifs, empreintes de l’outil dans la matière, se répètent indéfiniment, il n’y a pas de haut et de bas, de proche ou de lointain, tout est à la surface, même si l’on y pénètre par endroits. C’est un all over où tous les contraires se rejoignent en un tout unique, issu d’un processus pictural déconstructiviste dans le sens où la déconstruction est un outil de travail et de compréhension de l’ordre des choses.Si de la contemplation des œuvres de l’artiste, des images ou des émotions surgissent, elles ne proviennent que de la richesse des textures, des matières, des couleurs et des lumières.Michael Kravagna reconnaît qu’un parallèle existe avec la nature,mais, ce ne sont pas les aspects habituels d’un paysage qui l’intéresse, ce sont ses structures, ses lignes de force, ses processus de croissance. Tout le mystère des trajectoires improbables du parcours sinueux d’une rivière, des bifurcations des chemins dans la montagne, des ramifications inextricables des branches de l’arbre, des proliférations géométriques des cristaux de neige... Tout le mystère de la vie aussi ! Comment les choses émergent, se modifient, disparaissent et renaissent…
C’est la tentative de compréhension de ces phénomènes et leur observation attentive qui sont à l’œuvre dans le travail de Michael Kravagna, le plus souvent de manière intuitive, souligne-t-il. En effet, le modèle ne lui est jamais imposé de l’extérieur et s’il devient reconnaissable, si des images de la nature surgissent dans l’œil du spectateur, c’est par un phénomène de convergence.

La répétition [3]

Michael Kravagna, sans titre, 2017, huile, tempera et pigments sur toile, 160 x 160 cm


Faut-il le redire ? Michael Kravagna répète inlassablement le même geste de balayage de la toile, il va et vient, ajoute et retranche,défait et reprend. Les strates de matières en mille nuances colorées s’accumulent, se superposent, disparaissent et ressurgissent en une cadence constante et régulière. L’artiste entasse, efface, passe et repasse.
Mais la répétition n’est pas une redite à l’identique. Chaque nouveau tableau, au gré du choix des matières, des couleurs et des techniques, est une « variation sur un même thème », une page sans cesse réécrite et recomposée.
Une chose qui n’est dite ou n’arrive qu’une seule fois ne semble pas crédible. Son contraire pourrait être tout aussi pertinent,remarque l’artiste. La répétition s’apparente dès lors à une méthode d’investigation, d’apprentissage et de connaissance.Expérimenter, insister, répéter obstinément, c’est aussi, une fois toutes les ressources épuisées, tenter de s’approcher le plus près possible de cette cime inaccessible qu’est la perfection.
Et si la répétition était un rituel ? Infinies variations d’une œuvre d’art totale inscrite dans la marche du monde et vécue comme un acte existentiel qui abolit toute distinction entre l’art et la vie.

Anne Gersten

[1Polyphonie est le titre d’un ouvrage consacré à Michael Kravagna
paru aux Éditions eastern belgium at night, en 2016

[2Titre de l’exposition proposé par l’artiste.

[3La répétition est le titre de l’exposition actuellement (du 04.02.23 au 27.01.25) présentée au Centre Pompidou-Metz. À travers un choix dans les collections du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, l’exposition s’attache à montrer comment la création peut aussi procéder par répétition, insistance, multiplication, accumulation, plutôt que dans des œuvres ou des gestes isolés. Le point de départ de l’exposition est l’œuvre de Marie Laurencin intitulée : La répétition peinte en 1936. Le sujet du tableau est une répétition de chant, musique et danse et la composition reprend – répète – celle de Pablo Picasso dans Les demoiselles d’Avignon, tableau emblématique des débuts du modernisme


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