L’école de Fontin
popularité : 100%
Du samedi Du 1er février au dimanche 9 mars 2025
Vernissage le vendredi 31 janvier 2025 à 18h30
On est en 2011, en avril, l’AKDT de Libramont ouvre les inscriptions pour le prochain stage d’été et Jean-Pierre Ransonnet ne s’y trouve pas. Un peu déconfite de ne pas poursuivre cette rencontre annuelle, je lui demande s’il serait d’accord de superviser une bande d’artistes désireux de recevoir ses conseils avisés. Et contre toute attente il accepte ! Il suffisait alors de proposer aux fi- dèles de l’AKDT et aux anciens collègues de l’Académie des Beaux-Arts de Liège d’y participer et tous se révé- lèrent enthousiastes. Un local fut trouvé pour cinq jours, qui devinrent rapidement six, dans le joli village de Fontin sur les hauteurs d’Esneux. Et la nouvelle aventure pouvait commencer ... Elle dure depuis 13 ans, chaque été à la fin du mois de juillet.
La belle équipe
La belle équipe

Une bande d’artistes dont l’amitié s’est forgée avec le temps, dans la joie de peindre mais aussi le désir de poursuivre, approfondir ou tenter d’autres expériences picturales le temps d’une semaine entièrement consacrée à soi. Entre les apéros et les salades partagées à midi, c’est un travail de fond que chacun s’est fixé comme objectif, Jean-Pierre passant de l’un à l’autre pour prodiguer ses conseils, encourager et partager son expérience.


Anne vient de Bruxelles, Édith de Mozet, Marielle de War- emme, Nadine de Ohain, Myriam de Petit-Hallet, Lieve de la région flamande, Jean-Jacques, Yves et Claude de la région liégeoise, Dominique de Hannut, Geneviève, Sabine, Josiane et moi-même de la région Ourthe Amblève ... On loge chez l’habitant ou non, on suit un horaire strict de travail, interrompu de grands moments de rires et d’amitié.

La Belle Équipe, ce sont des artistes déjà reconnus ou non, mais où la solidarité joue un rôle essentiel, comme dans le film de Julien Duvivier cher au cœur de Jean-Pierre.
Non, vous ne retrouverez pas la patte du maître dans les œuvres présentées à Wégimont (les artistes ont tous des démarches propres à leur parcours), mais bien son esprit, présent dans le désir de chercher, d’aller plus loin dans le travail.



Alors, on lève son verre à la « gloire », on se dénomme pompeusement l’École de Fontin ! Mais pourquoi pas après tout, d’autres avant nous ont tenté cette expérience et nous la renouvellerons tant que ce sera possible pour chacun ...
Jean-Pierre Ransonnet
Entretien avec
Jean-Pierre Ransonnet
enseigner à se passer de lui ! »
André Gide
« Liberté, j’écris (je peins) ton nom. »
Paul Éluard

1944. Depuis le 16 décembre, la forêt ardennaise est massacrée par les bombardements de l’offensive allemande. Jean-Pierre Ransonnet naît le lendemain de Noël dans la cave de la maison familiale à Lierneux. Lierneux, le village de son enfance et de son adolescence, les gens du pays, les sapins qui ponctuent les paysages. Les Lieux, les Liens qu’il tisse avec les copains, l’équipe de foot, les filles au détour du petit pont feront la trame de son questionnement et de son inspiration [1].
Il croise les patients de l’hôpital psychiatrique provincial implanté dans son village depuis un siècle. « Il était normal de voir des ‘fous’ se promener dans les rues. Bien sûr, ils nous intriguaient. Mais ils faisaient partie du paysage, au même titre que les autres. Avec le recul, je suis certain que c’est de cette cohabitation spéciale et harmonieuse qu’est né mon intérêt pour l’art brut ».
Dubuffet, Picasso, Matisse, de Kooning, Fautrier sont ses premières références. En art comme dans la vie, il re- fuse le dogmatisme et privilégie la spontanéité et l’au- thenticité de la démarche. « Nous devons regarder nos œuvres de biais », me dira-t-il un jour lors d’une visite de mon atelier. Je ne suis pas un besogneux. Il faut sa- voir lâcher prise. Dans la peinture comme dans la vie. Tant mieux ! Il faut se nourrir de tout et ne pas s’ancrer dans une tâche, dans un créneau. C’est comme ça que nous sommes, donc c’est comme ça que nous travail- lons. Renoncer, encore et toujours à diriger les choses, laisser la peinture s’investir en nous et devenir son instrument. Se mettre en disponibilité ! ».
Plus tard, il découvrira le surréalisme et le dadaïsme, la psychanalyse de Freud et l’écriture automatique, les peintres Balthus, Morandi, de Stael, Rothko. Il est en- gagé comme documentaliste à la librairie Halbart puis à la fondation André Renard. Cette fonction stimule sa curiosité pour l’humanisme et la sociologie. Il est un lecteur assidu de la presse et se construit un regard critique sur la politique et la production du 7e art qui suit de près l’évolution de la société, l’éclosion de la Nouvelle Vague avec Godart, Chabrol, Truffaut et son acteur alter-égo Jean-Pierre Léaud. La Nouvelle Vague ne se limite pas à un nouveau genre cinémato- graphique, mais se singularise, dans le vent de liberté qu’elle apporte, par l’instantané d’une époque contestataire. Cette curiosité insatiable le conduit à des explorations transgressives et notamment photographiques, pratique qu’il abandonnera quelques années plus tard pour s’en tenir exclusivement à la peinture.
L’enseignement

À 42 ans, il obtient une charge de cours de dessin à l’Académie des Beaux-Arts de Liège : « J’étais heureux de commencer à enseigner à cet âge-là. Je n’aurais pas voulu être prof à 25 ans. Pas assez de maturité, je cherchais ma voie et n’avais rien à dire aux autres. Mes élèves avaient de 18 à 35 ans. J’étais d’avantage attentif à ce qu’ils proposaient plutôt qu’à leur amener un savoir propre. J’allais à leur rencontre et essayais de les stimuler. Car comment enseigner la peinture et le dessin ? Et aussi faut-il enseigner la peinture ? ».
La révolution impressionniste de la fin du XIXe siècle a mis à mal la peinture en tant que discipline exacte. Le savoir-faire et le rendu rigoureux de la réalité étaient érigés en règle absolue. La photographie, dès 1850 s’est emparée du portrait fidèle et bientôt de tous les thèmes clas- siques : paysage, nature morte, corps humain, … La guerre de 14-18 dans son cortège d’horreur a ensuite fait prendre conscience de la vacuité des valeurs anciennes : travail, patrie, sacrifice, obéissance aveugle. Place maintenant à un essor nouveau de l’acte créateur, la peinture devient expression vivante et personnelle, le peintre se découvre un vocabulaire propre, ouvre les portes de son imaginaire et de son inconscient, le rêve se mélange à la réalité. Sont mises de côté les notions de perspective et de rendus classiques. La peinture trouve son langage propre.
Proposer dès lors un enseignement adéquat où le respect de la personnalité de chacun(e) devient la règle, où l’authenticité du propos est essentielle. Matisse ouvre une académie en 1907 à Paris, boulevard des Invalides près de l’atelier de Rodin. Il la fermera trois ans plus tard. Son explication fut fort importante pour moi : « Les élèves furent déçus de voir qu’un maître, réputé révolutionnaire pût leur répéter le mot de Courbet : ‘J’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité’. L’effort que je faisais pour pénétrer la pensée de chacun me causait une grande fatigue. Il m’arrivait d’avoir la certitude que l’essai d’un élève était tenté dans une mauvaise direc- tion, et celui-ci m’affirmait (revanche de mes maîtres) : je pense comme cela. Le plus navrant est qu’ils ne conce- vaient pas que je fusse désespéré de les voir faire ‘du Matisse’. Je compris alors qu’il me fallait choisir entre le métier de peintre et celui de professeur. Je fermai bientôt mon académie ». [2]
Les stages à Libramont puis à Fontin
En 1998, c’est dans cet esprit que Jean-Pierre accepte une fonction d’animateur de stages à l’Académie d’été de Libramont. Je suis inscrit en tant que stagiaire. Là naît entre nous une solide amitié. Nous nous voyons réguliè-rement dans mon atelier où il pose un regard constructif sur mon travail, et chez lui où il m’invite à découvrir le sien. Nous parlons du bonheur de peindre, d’actualité, de bon vin et de joie de vivre.
Je suis moi-même devenu enseignant à l’ESA Saint-Luc de Liège et nous échangeons fréquemment notre ressen- ti. Récemment, je lui lis le texte d’Alain Barthes que j’ai évoqué le jour de mon départ à la retraite : « Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : sapientia : nul pouvoir, un peu de sagesse, un peu de savoir et le plus de saveur possible ». [3]
Ces quelques lignes résument si bien l’attitude de Jean-Pierre quant à la transmission du savoir et l’approche délicate de la création. Susciter une direction à prendre sans rien imposer, orienter plutôt que conseiller.
« J’ai aussi été très influencé par Roland Barthes, ses écrits, ses interviews. Un homme extrêmement sensible qui a marqué mon parcours », dit-il.
Et de me citer encore le plaisir du texte traitant de la photographie et de me parler de Breton, Artaud, Bataille, Miller, Beckett … « Lorsque j’ai commencé les stages
à Libramont, je n’imposais jamais quoi que ce soit. Je m’interrogeais sur le parcours des stagiaires et j’étais attentif à ce qu’ils m’apportaient aussi. C’était un échange plutôt qu’une transmission de savoir. Les conseils que je donnais consistaient à susciter leur questionnement dans les directions qu’ils prenaient, les mettre quel- quefois en garde sur certaines orientations, quelques données techniques sur le choix des pigments, la taille des pinceaux, la fluidité de la couleur, toutes approches qu’il faut progressivement assimiler pour trouver son propos personnel. Je n’ai d’ailleurs jamais pensé que j’enseignais. Je m’efforçais d’être ouvert aux capacités des personnes qui s’adressaient à moi. Ce qui m’intéresse est qu’ils soient tous différents, même s’ils sont quelquefois malhabiles. L’essentiel est qu’ils trouvent leur voie et surtout qu’ils ne trichent pas. Quelqu’un qui a déjà beaucoup de technique et qui veut faire de d’esbroufe m’intéresse nettement moins que la personne qui n’en a pas beaucoup et qui cherche son langage personnel. C’est véritablement cette dynamique que
nous avons recréée dans les stages de Fontin : le plus de saveur possible car il faut avant tout se situer dans un esprit de bonheur et de liberté, ce qui n’exclut nullement le travail et la rigueur.

À Fontin se croisent des personnes d’un certain âge qui ont des parcours différents. C’est le lieu de la rencontre, de l’échange. Les stagiaires se connaissent et constituent maintenant une petite famille pendant une semaine. Dans le travail intense et appliqué où le questionnement donne lieu quelquefois à des moments de décourage- ment, règnent des instants de franche rigolade. L’amitié se perçoit et s’apprécie ».
Il se lève de sa chaise. Son visage s’illumine : « La peinture, c’est les bras ouverts, c’est un regard sur le monde, c’est un langage personnel, c’est la liberté ! L’acte créa- teur est l’arme dont nous nous servons pour changer le monde, le plaisir et la joie de vivre pour adoucir le cours des choses » [4].
« À la gloire ! » proclame en chœur la Belle Équipe. Dérision ou défi ?
décembre 2024
[1] Alain Delaunois, Jean-Pierre Ransonnet, Les lieux, les liens, éditions Yellow Now, 2000, introduction de Julie Bawin.
[2] Écrits et propos sur l’art. Henri Matisse, Collection Savoir, Hermann éditeurs des Sciences et des Arts, 2018
[3] Roland Barthes, Leçons, Collège de France, éditions du Seuil, 1978.
[4] Voir le catalogue de l’exposition N’y voir que du bleu, paru en octobre 2019 à l’occasion du 50e anniversaire de l’association de Wégimont Culture (textes de Anne Gersten)